« Les invisibles » nous transporte au début du 20ème siècle sur une île minuscule nichée dans un archipel situé au nord de la Norvège. L'île porte le nom de la famille Barroy qui l'habite depuis des générations. Pêcheurs et éleveurs, ils tirent toutes les ressources possibles de ce petit bout de terre. La vie y est minutieusement décrite par Ingrid, qui est âgée de trois ans au début du récit. C'est par son regard que le lecteur découvre, observe, écoute la vie se dérouler dans cette île, au sein de cette famille et au rythme des saisons. Leur survie dépend de leur capacité à composer avec l'hostilité des éléments qui font partie intégrante de leur vie et qu'ils accueillent avec fatalisme, humilité et une ingéniosité effarante. Cet attachement fusionnel à ce lieu nous interroge sur notre façon de regarder et de ressentir notre environnement. Un récit puissant, magnifique et envoûtant. Tout l'immense talent de Roy Jacobsen est de nous rendre visibles ces « invisibles ».
Le roman commence par la phrase «A cette époque j'étais fou». Le narrateur donne le ton, il vit depuis plusieurs mois reclus dans un studio parisien, relit Moby Dick et se passe en boucle «Voyage au bout de l'enfer» et « Apocalypse now». Il flirte avec des états limites qui le laissent parfois sans prise sur les événements. Auteur de plusieurs romans, il a écrit un scenario de 700 pages sur l'écrivain Herman Melville. Aucun producteur ne veut financer ce projet qui a l'ambition de nous dévoiler l'esprit du créateur de «Moby Dick». Un seul cinéaste serait à ses yeux capable de réaliser ce projet, Michael Cimino. Ce dernier a disparu des radars depuis l'échec commercial de « La porte du paradis». Qu'à cela ne tienne, notre narrateur part à sa recherche et obtient une entrevue avec lui à New York. Il passera aussi une soirée chez Bofinger, avec Isabelle Huppert, qui travailla avec M. Cimino pour ce film maudit. Le roman enchaîne des scènes aussi improbables que burlesques et le narrateur ne s'économise pas une seconde dans ses multiples aventures. C'est un récit fascinant qui se permet des écarts insensés sans pour autant perdre le fil d'une quête obsessionnelle: retrouver la trace de la beauté et de la pureté même dans des contextes d'extrême violence, comme ses maîtres, le narrateur se demande comment «rester disponible aux manifestations fragiles de la beauté pour se sauver de l'horreur ». Yannick Haenel nous offre un roman exceptionnel, très ambitieux et particulièrement réussi.
Lors d'un pique-nique au bord de lac Leman, Summer Wassner, dix-neuf ans disparaît. Elle laisse une dernière image d'elle, une jeune fille blonde courant dans les fougères, short en jean, jambes nues. Vingt-cinq après, son frère Benjamin est submergé par la souvenir, sa soeur surgit dans ses rêves, spectrale et gracieuse, et réveille les secrets d'une famille figée dans le silence et les apparences. Le récit pose la question de la survie avec les fantômes. Un livre magnétique entre le thriller et le récit poétique.
Dimanche 30 mars 1924 en Angleterre. Jour de congé exceptionnel pour les domestiques des maisons de l’aristocratie dé- clinante car ils ont le droit d’aller voir leur mère. Jane, orpheline, n’a pas de famille mais entretient une liaison avec Paul, jeune homme de bonne famille. Celui-ci l’invite à venir faire l’amour pour la première et dernière fois avant de se marier avec une jeune fille de son milieu. Puis il la laisse seule dans la maison vide. Tout le récit se concentre sur cette journée, décisive dans la vie de Jane. Ce livre, concis et à la construction savante, est le roman de l’émancipation d’une femme par la lecture et l’écriture. Lecture favorisée par la famille qui emploie Jane et écriture dont la source se trouve peut-être dans le souvenir de ce dimanche des mères qui restera à jamais un secret pour Jane devenue romancière. MD
Grace, vit à Boca Grande, une république imaginaire d'Amérique centrale, entre jungle et cité futuriste, gouvernée par une famille de dictateurs. Elle a été l'épouse d'un membre de ce clan, désormais veuve, elle administre le domaine dont elle a hérité. Survient dans ce paysage sans contours ni reliefs, une américaine, « la norteamericana » : Charlotte Douglas. Silhouette élégante et évanescente qui arpente les rues de la capitale et devient une enigme dans cette société fermée où tout le monde se connaît. Grace rencontre Charlotte, cette dernière semble très confuse et ne parvient pas à expliquer les raisons de son séjour dans ce petit pays. Elle ment, affabule, mélange les époques et révèle d'elle une série d'anecdotes décousues. Ses ex-maris sont omniprésents dans ses récits, sa fille dont elle garde un souvenir angélique semble avoir très mal tourné. Cette femme ne se soucie plus d'elle même ni de son avenir, sa seule raison d'être : demeurer à Boca Grande pour attendre sa fille qui selon elle passera peut-être par là un jour. Charlotte Douglas est morte quand s'ouvre le récit, la narratrice. Grace a prévenu en préambule qu'elle a décidé de donner une existence littéraire à la vie de Charlotte. C'est le projet conjoint de la narratrice et de l'auteur. Témoin et confidente la narratrice tente de reconstituer les éléments de cette vie en lambeau, de faire la part entre le vrai et le faux mais de respecter la façon dont les informations lui sont parvenues. De cette manière Jaon Didion donne accès à l'extrême perdition dans laquelle se trouvait Charlotte. Magnifique portrait de femme en souffrance dont l'esprit s'est employé à fuir une réalité désespérante. Ce livre composé d'ellipses, de contournements, de mystères et de faits contradictoires est une remarquable enquête psychologique sur une femme continuellement au bord de l'abîme. Sa chute survient dans un pays menaçant, où règne une perpétuelle incertitude qui rend le destin de Charlotte plus tragique encore.
Jean-Baptiste Andrea célèbre l'enfance à travers la voix et la pensée d'un garçon de 12 ans qui souffre de troubles psychiques qui l'isolent et brouillent sa perception de la réalité. Depuis que son père lui a offert un blouson publicitaire de la marque Shell, il se fait appeler Shell. Il vit dans une vallée de haute-provence avec ses parents qui tiennent une station service. Quand il comprend qu'il sera bientôt placé dans un institut spécialisé, il fugue dans la montagne et va vivre tout un été, livré à lui même. Il rencontre Viviane, elle apparaît comme un enchantement sur son chemin. Elle devient une compagne de jeu qui impose ses règles avec détermination. Elle sera sa « Reine » et à ce titre, Shell ne pourra rien lui refuser et elle pourra tout lui demander. JB Andrea manie avec virtuosité les codes de la fable et du conte sans jamais tomber dans la mièvrerie. Shell est un héros lunaire et un adolescent subjugué par la beauté de la nature, les parfums du maquis, les métamorphoses de son jeune corps et les idées fantasques de sa Reine. Un roman exceptionnel qui laisse des images saisissantes.
L'Algérie dont est originaire sa famille paternelle n'a longtemps été pour Naïma qu'une toile de fond sans grand intérêt. Pourtant, dans une société française traversée par des questions identitaires, tout semble vouloir la renvoyer à ses origines. Mais quel lien pourrait-elle avoir avec une histoire familiale qui ne lui a jamais été racontée ? Son grand-père Ali, un montagnard kabyle, est mort avant qu'elle n'ait pu lui demander pourquoi l'Histoire avait fait de lui un "harki". Yema, sa grand-mère, pourrait peut-être lui répondre mais pas dans une langue autre que Naïma comprenne. Quant à Hamid, son père, arrivé en France à l'été 62 dans les camps de transit hâtivement mis en place, il ne parle plus de l'Algérie de son enfance. Comment faire ressurgir un pays du silence ? Dans une fresque romanesque puissante et audacieuse, Alice Zeniter raconte le destin, entre la France et l'Algérie des générations successives d'une famille prisonnière d'un passé tenace. Mais ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d'être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes, sociales ou politiques. Cette vaste fresque historique, magistralement menée, nous plonge dans la tragédie que vécurent ceux que l'on appela les "harkis". Poursuivis comme traitres par le FLN, dépossédés de leurs terres, massacrés pour certains, ceux qui ont réussi à fuir en France, lors de l'indépendance de l'Algérie, se sont retrouvés parqués dans des camps de refugiés insalubres, pendant des années. Abandonnés par l'ancien pouvoir colonial qu'ils avaient servi, certains ont dû se demander s'ils avaient fait le bon choix. Ce questionnement s'invite tout au long de ce récit car nul ne sait ce qu'il adviendra quand des choix cruciaux s'imposent et nul ne peut imaginer les conséquences que représentent certaines décisions irrémédiables pour soi-même et les générations à venir.
Les 174 pages du récit se déroulent en huis-clos. Martial Kermeur a été arrêté et convoqué chez le juge à qui il va devoir expliquer pourquoi il a noyé Antoine Lazenec. Licencié des chantiers navals de l'arsenal de Brest, Kermeur pensait avoir fait le bon choix en confiant toutes ses économies à Lazenac, un promoteur immobilier sans vergogne. Homme plutôt passif, il a mis un certain temps à comprendre qu'il ne verrait jamais la résidence se construire. Kermeur raconte son histoire, s'interrompt lui-même pour prendre le temps de réfléchir, de regarder ce qui s'est joué. Plus sombre et plus grave que d'autres récits, on retrouve cependant cette touche grinçante, ironique et comique dans la manière de raconter.
"Toutes ses facultés d'aimer, de se donner, de souffrir, d'espérer, la cuisine s'en était emparée bien avant que je la rencontre, et le peu de ces ressources d'amour qui parvenait à se détourner de la cuisine allait à sa fille." Ainsi parle un ancien commis de cuisine qui raconte ici la vie et la carrière de la Cheffe, une cuisinière qui a connu une période de gloire, dont il a été longtemps l'assistant - et l'amoureux sans retour. Au centre du récit, la cuisine est vécu comme une aventure spirituelle. Non que le plaisir et le corps en soit absents, au contraire : ils sont les instruments d'un voyage vers l'au-delà, la Cheffe allant toujours plus loin dans sa quête de l'épure. Un personnage intense comme aime les créer M. Ndiaye.
Le beau et poignant roman de Cécile Ladjali est centré sur le combat de Léo contre son illettrisme, handicap invisible qui l’isole totalement. Léo ne peut pas « lire un courrier, lire les pancartes à l'usine ce qui lui éviterait de passer sous un rouleau compresseur, (..), faire ses courses sans acheter toujours la même chose (…), lire le nom des stations de métro, lire le nom des rues, (..)». Il tombe amoureux de Sybille, l’infirmière qui le soigne après un accident du travail, il voudrait lui déclarer son amour mais les mots - comme les lettres -restent bloqués, il est condamné au silence, à la solitude. Même si le style est parfois difficile, l’auteure nous livre une belle réflexion sur la dignité et l’estime de soi difficiles voire impossibles quand on souffre de ce handicap douloureux, qui souvent confine à la honte et qui est plus fréquent qu’on ne croit (2,5 millions de personnes en France). CG
Pour ce premier roman à l’écriture très maitrisée, Anna Hope nous emmène à Londres pendant cinq jours du mois de novembre 1920. La capitale attend le retour du soldat inconnu, rapatrié des batailles du nord de la France, pour un hommage national. Au même moment à Paris, se déroulera la cérémonie à l’Arc de Triomphe. À Londres, trois femmes vont vivre ces cinq journées à leur manière. Evelyn, dont le fiancé a été tué, travaille au bureau des pensions de l'armée, Ada ne cesse d'apercevoir la silhouette de son fils pourtant tombé au front tandis qu’ Hettie, danseuse de compagnie le soir pour d’anciens soldats, doit supporter le désespoir de son frère, de retour du front. Loin d’être des privilégiées, ces trois héroïnes travaillent : petit à petit, se dessine donc le portrait de la société britannique, après la Première guerre mondiale. Très documenté, ce récit n’a cependant rien d’un exposé qui serait didactique. Le talent d’Anna Hope consiste en effet à faire vivre et parler ses personnages d’une façon si subtile et si contemporaine que le lecteur est d’emblée à leurs côtés et une fois le livre refermé, il ne les oublie pas. Ce premier roman est un coup de maître et on attendra avec impatience le second d’Anna Hope. M.D.