Que reste-t'il de la fille de 1958, celle que fut Annie Ernaux, agée de 18 ans, et qui s'appelait encore Annie Duchesne ? Les souvenirs qu'elle égrène méthodiquement semblent parfaitement intacts. L'auteur convoque les acteurs de l'époque, récréé les décors, relate les échanges et déclare cependant, que cet fin d'été 58 avait été oubliée, étouffée par le silence et enfouie dans sa mémoire. Un gouffre, une espèce de plaie mal refermée mais ignorée. Annie Ernaux convoque la fille de 1958 comme un autre elle-même, qui pourrait aussi ne pas être elle, tant elle a besoin de prendre de la distance pour mieux la cerner, la rencontrer et la connaître. C'est un récit construit sur le « elle » et le « je » qui permet au lecteur d'observer la vie en marche et de se projeter dans ce que ressent l'auteur, elle-même sujet du livre. Cette jeune fille gauche, exaltée, perdue, qui se retrouve loin de chez elle, en septembre 1958, libre de vivre hors du regard de ses proches et de se jeter à corps perdu dans la première expérience sexuelle de sa vie, n'a pas quitté la femme mûre qui écrit en 2016. Cette fille semble l'avoir obsédée toute sa vie, en apparaissant au détour de ses livres. L'auteur enquête, serre de très près son personnage, lui interdit toute fuite, lui demande des comptes et l'interroge sur ce qu'elle a vraiment vécu il y a 60 ans. Cet acharnement méticuleux cherche à toucher au plus près du vécu, sans omettre aucun état : le débordement, le ridicule, l'hystérie, le rêve amoureux, le dégoût de soi-même... et la honte dévastatrice d'être rejetée et humiliée par la collectivité dont elle souhaitait faire partie. Il s'agit de ne rien oublier, ne pas se laisser détourner par les images, de tester ces allers-retours entre passé et présent pour mesurer la portée de l'événement. Récit magistral et exigeant qui dissèque sans concession une expérience délicate.