"Déserter" Mathias Enard - Actes sud

Les romans de Mathias Enard expérimentent les charmes, les mystères de la langue, tout en étant traversés par la violence de l'histoire.

Au coeur d'un maquis méditerranéen surgit un homme fourbu et sale, il porte sur lui la puanteur des combats et des morts que l'eau n'arrive pas à laver. Il fuit dans la montagne pour tenter de franchir une frontière. Soldat inconnu échappé d'une guerre indéterminée, il semble fuir sa propre violence dans le hors-champ des batailles. Une rencontre le force à recalculer sa trajectoire et sa notion du prix d'une vie. 

Aux alentours de Berlin, à bord d'un petit paquebot de croisière, le 11 septembre 2001, un colloque rend hommage à Paul Heudeber, génial mathématicien est allemand, rescapé de Buchenwald, antifasciste resté loyal à son côté du Mur de Berlin, malgré l'effondrement de l'utopie communiste. Leur fille raconte leur vie séparée par le rideau de fer, elle tente de comprendre ce père admiré qui ne renonça jamais à ses idéaux, resta fidèle à ses passions acceptant les infidélités de l'histoire, seul contre tous. Un héros romantique que rien ne fit vaciller.

"Georgette" Dea Liane - éd de l'Olivier

"Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable". Georgette veille sur les rituels qui scandent la vie de la narratrice et de son frère : le bain, les repas, le lever et le coucher, les fêtes, les voyages. Elle est aussi la seule à savoir comment se débarrasser des serpents et des scorpions. Georgette est une seconde mère. Elle est indispensable. Mais socialement, elle demeure une fille, c'est-à-dire une domestique.
Telle est la contradiction présente au coeur de ce récit subtil et déchirant.

La narratrice de ce premier roman extrêment réussi rend hommage à la femme qui fut sa "nounou", la" super héroïne" de son enfance. Les parents avaient acheté une caméra à la naissance de leurs enfants et la mère captait inlassablement la vie quotidienne de la famille, les voyages, les déménagements entre la Syrie, le Liban et la France. En visionnant ces films, Dea Liane replonge dans le passé, retrouve ses sensations, ses émotions et redécouvre surtout la place que tenait Georgette au sein de la famille, un membre à part entière qui travailla une quinzaine d'années au sein de la famille mais qui n'avait pas vraiment de statut, Georgette faisait partie de celles que l'on appelaient "les filles" dans les familles bourgeoises libanaises. Passé le temps de l'émotion et de la perte, Dea Liane interroge l'archaïsme des conditions de vie de cette femme, syrienne illettrée et domestique depuis l'âge de treize ans qui lui a prodiguée tant d'amour et qui "a fait de l'arabe sa langue maternelle". Un portrait bouleversant révélé par des bouts de films amateurs qui racontent une femme regardée par une autre vingt ans après.

"Triste tigre" Neige Sinno - éd POL


Entre 7 et 14 ans, la petite Neige est violée régulièrement par son beau-père. La famille recomposée vit dans les Alpes, dans les années 90, et mène une vie de bohème un peu marginale. En 2000, Neige et sa mère portent plainte et l’homme est condamné, au terme d’un procès, à neuf ans de réclusion. Des années plus tard, Neige Sinno livre un récit déchirant sur ce qui lui est arrivé. Le livre qu'elle ne voulait pas écrire, qu'elle a composé dans sa tête pendant vingt ans et qu'elle a surtout écrit pour celles et ceux qui comme elle ont subi des violences sexuelles  et qui continuent par delà le temps qui passe à souffrir de ces crimes.

  Sans pathos, sans plainte. Elle tente de dégoupiller littéralement ce qu’elle appelle sa « petite bombe ». Il ne s’agit pas seulement de l’histoire glaçante que le texte raconte. Il s’agit aussi de la manière dont fonctionne ce texte, qui nous entraîne dans une réflexion sensible, intelligente, et d’une sincérité tranchante. Ce livre est un récit confession qui porte autant sur les faits et leur impossible explication que sur la possibilité de les dire, de les entendre. C’est une exploration autant sur le pouvoir que sur l’impuissance de la littérature. Pour se raconter, la narratrice doit interroger d’autres textes, d’autres histoires. Elle nous entraîne dans une relecture radicale de Lolita de Nabokov, ou de Virginia Woolf, et de nombreux autres textes sur l’inceste et le viol (Toni Morrison, Christine Angot, Virginie Despentes). Comment raconter le « monstre », « ce qui se passe dans la tête du bourreau », ne pas se contenter du point de vue de la victime. Jusqu’à reprendre la question que le poète William Blake adressait au Tigre : « Comment Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ? » (The Tyger). Le récit de Neige Sinno nous fait alors entrer dans la communauté de celles et ceux qui ont connu « l’autre lieu », celui de la nuit et du mal, qui ont pu s’en extraire mais qui en sont à jamais marqués, et se tiennent ainsi à la frontière des ténèbres et du jour. Nulle résilience. Aucun oubli ni pardon. Juste tenter de tenir debout, écrire son récit comme une « petite bombe artisanale qu’on fait exploser tout seul chez soi, dans l’intimité de la lecture. Elle a l’intensité et la fragilité des choses conçues dans la solitude et la colère. Elle en a aussi la folle et ridicule ambition, qui est de faire voler ce monde en éclats. »

"L'invitée" Emma Cline - éd La Table Ronde

Une jeune femme, Alex, n'a sa place nulle part. Elle a le don pour s'immiscer dans la vie des autres et souvent partir en catastrophe en laissant des dettes ou en emportant des objets ou de l'argent. On la découvre dans une belle propriété de Long Island, en couple avec un quinquagénaire fortuné, soucieux de sa forme physique et des apparences. Alex est une jolie jeune femme et lui est fier de la présenter à ses amis. Mais voilà, comme toujours cela ne va pas durer très longtemps car Alex, qui a du mal à gérer ses débordements émotionnels, va commettre une erreur et se retrouver chasser du "paradis". Pendant une semaine, elle erre autour de la villa pensant pouvoir revenir et reprendre sa place. Astucieuse, intrépide, possédant une audace égale à sa force de séduction, elle rencontre divers personnes qui l'hébergent mais pour une raison ou une autre, cela tourne toujours mal. Portrait troublant et attachant d'une jeune femme manipulatrice, inconséquente et opportuniste qui ne semble avoir d'autre but dans la vie que trouver un lieu, une place dans un milieu où manifestement personne ne l'attend. Un roman captivant, d'une extrême netteté et d'une éblouissante intelligence. 

"Beyrouth-sur-Seine" Sabyl Ghoussoub - éd Stock

Lorsque le narrateur décide de questionner ses parents sur leur pays d’origine, le Liban, il ne sait pas très bien ce qu’il cherche. La vie de ses parents  ? De son père, poète-journaliste tombé amoureux des yeux de sa femme des années auparavant  ? Ou bien de la vie de son pays, ravagé par des années de guerre civile  ? Alors qu’en 1975 ses parents décident de vivre à Paris pendant deux ans, le Liban sombre dans un conflit sans fin. Comment vivre au milieu de tout cet inconnu parisien quand tous nos proches connaissent la guerre, les attentats et les voitures piégées  ? Déambuler dans la capitale, préparer son doctorat, voler des livres chez Gibert Jeune semble dérisoire et pourtant ils resteront ici, écrivant frénétiquement des lettres aux frères restées là-bas, accrochés au téléphone pour avoir quelques nouvelles. Très vite pourtant la guerre pénètre le tissu parisien  : des bombes sont posées, des attentats sont commis, des mots comme «  Palestine  », «  organisation armée  », «  phalangistes  » sont prononcés dans les JT français.
Les années passent, le conflit politique continue éternellement de s’engrener, le Liban et sa capitale deviennent pour le narrateur un ailleurs dans le quotidien, un point de ralliement rêvé familial. Alors il faut garder le lien coûte que coûte notamment à travers ces immenses groupes de discussion sur WhatsApp. Le Liban, c’est la famille désormais.

Incisif, poétique et porté par un humour plein d’émotions,  Beyrouth-sur-Seine  est une réflexion sur la famille, l’immigration et ce qui nous reste de nos origines. Prix Goncourt des Lycéens 2022.

"Offenses" Constance Debré - éd Flammarion

Dans tous ses romans, Constance Debré questionne l’ordre social et ses failles. Le couple, la maternité, la filiation, l’héritage. Son nouveau roman "Offenses" interroge nos lois et la façon dont la justice est rendue dans notre pays. Les faits : un jeune homme tue une vieille femme. Il lui faisait ses courses. Il a un dealer à rembourser. Il la tue pour “450 euros” comme disent les journaux. On ne connaît pas le nom de cet homme ni de cette femme parce qu’il et elle sont nous toutes et tous. À partir de cet acte, c’est le fonctionnement de la justice, nos lois, notre morale, que Constance Debré questionne au vitriol. Elle tient le lecteur entre ses griffes, elle ne lâche rien et propose de regarder autrement les faits et de se demander pourquoi certains sont en quelque sorte condamner à y avoir recours et condamnés aussi à être les perdants de notre système social. Un livre passionnant. Une claque magistrale.

"Des cailloux bleus plein les dents" Caroline Anssens - éd et le bruit de ses talons

La mère de la narratrice tombe malade quand elle a treize ans, elle a tout  juste seize ans quand sa mère meurt. Dans la mémoire de la narratrice, c'est le chaos. Plus rien n'est en ordre dans ce que furent les trois années qui suivirent la maladie. Fragment après fragment, elle part en quête de ces années. Elle assemble un vaste puzzle composé de pièces de tailles différentes, certains se suivent pour raconter un événement, d'autres flottent en quête d'un support, d'une suite. Un premier roman et une prouesse littéraire qui consiste à faire tenir ensemble des fragments, sans aucun ordre chronologique, sans que jamais le lecteur ne se perde, ni dans le récit, ni dans les personnages, ni dans les différents points de vue, celui de la narratrice à tous les âges, celui du temps de l'écriture, celui de l'enfance, de l'adolescence et de l'âge adulte. Une composition remarquable pour raconter l'indicible, la colère et le chagrin et faire l'état des lieux de ce qui a été vécu durant ces années

"Reste" Adeline Dieudonné - éd L'Iconoclaste

Une femme se retrouve six jours durant à errer avec le cadavre de son amant. Ils se connaissaient depuis longtemps, l'entente était parfaite. Ils avaient l'habitude de se retrouver dans un petit chalet isolé prêté par un ami. M. bon nageur aimait plonger le matin dans le lac près du chalet, mais un matin de printemps il n'est plus ressorti de l'eau. Entre sidération et chagrin, la narratrice cherche à donner un sens à cette mort subite inaccceptable, elle ne se résoud pas à prévenir la femme de M ou l'ami qui leur prête le chalet. Alors elle part seule avec le corps de son amant sur la banquette arrière.  On oscille entre tragédie absolue et absurdité de la situation mais c'est surtout un chant d’amour lumineux et désespéré adressé à celui qu'elle a aimé. La situation est évidemment peu réaliste, mais Adeline Dieudonné aime à l’évidence ces situations impossibles, et on se demande jusqu’où tout ça va nous mener. On est happé par la folie de cette femme, on rit de ses déboires avec ce cadavre qui peut se révéler encombrant. L''écriture très spontanée et presque légère, d'Adeline Dieudonné, retire à ce roman l'aspect glauque et morbide du drame qu’elle nous décrit.

Alice Dieudonné s’était révélée avec un premier roman épatant qui reçu un immense succès, "La Vraie Vie", un conte cruel, entre candeur enfantine et violence d'un père maltraitant. Elle avait ensuite confirmé  avec Kérozène, une sorte de western déjanté, autour d’une station-service des Ardennes. Et toujours cette tonalité surréaliste acide et cette envie de chercher la lumière, là ou normalement, elle est introuvable. 

"Les deux Beune" Pierre Michon - éd Verdier

Et ce qui frappe d’emblée en ouvrant ce court récit c'est une sorte de  miracle. Alors que tant d’années se sont écoulées depuis la parution de "La grande Beune",  Pierre Michon parvient immédiatement à relancer la tension érotique presque hallucinée que porte le premier texte. Un jeune instituteur est envoyé dans un petit village de Dordogne, tout proche de la grotte de Lascaux.  Il y rencontre Yvonne la buraliste du village. Il tourne autour du lieu, y vient de plus en plus souvent, soumis à l'attraction que produit cette femme. Il l'introduit dans son récit par des phrases devenues fameuses : « Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent (…) ; seules m’emportent les apparitions." Ses pensées le plonge dans une forme de fiévreuse sidération qu'il décrit au fil des jours avec fulgurence.

"Bivouac" Gabrielle Fiteau-Chiba - éd Stock

Raphaëlle et Anouk ont passé l’hiver dans leur yourte en Gaspésie, hors du temps et du monde. À l’approche du printemps, Raphaëlle convainc sa compagne de rejoindre la communauté de la Ferme Orléane pour explorer la possibilité d’une agriculture et d’un vivre-ensemble révolutionnaires... ainsi que la promesse de suffisamment de conserves pour traverser les saisons froides, au chaud dans leur tanière.
Rapidement la vie en collectivité pèse à Anouk et les premières frictions entre elle et Raphaëlle se font sentir. La jeune femme décide d’aller se ressourcer dans sa cabane au Kamouraska, entre les pins millénaires et le murmure de la rivière. Elle ne tarde pas à y recroiser Riopelle-Robin, un farouche militant écologique, avec qui elle a eu une liaison aussi brève que passionnée. Aux côtés d’« éco-warriors » chevronnés, ce dernier prépare une nouvelle mission : l’opération Bivouac. Son objectif : empêcher un projet d’oléoduc qui doit traverser les terres du Bas-Saint-Laurent et menace de raser une forêt publique, véritable bijou de biodiversité.
 Anouk, bientôt rejointe par Raphaëlle et ses alliées de la Ferme Océane, se lance à corps perdu dans la défense du territoire. La lutte s’annonce féroce, car là où certains voient une Nature à protéger, d’autres voient une ressource à exploiter, peu importe le coût.
Gabrielle Filteau-Chiba renoue avec ses personnages de marginaux sensibles et libres et signe un grand roman d’amour et d’aventure sur la défense de l’environnement.

"Pleine et douce" Camille Froidevaux - Metterie - éd Sabine Wespeiser

Une musique libre et joyeuse s'élève des pages de ce premier roman : celle d'un choeur de femmes saluant la venue au monde de la petite Eve, enfant née d'un désir d'amour inouï. Stéphanie est cheffe de cuisine, elle voulait être mère, mais pas d'une vie de couple. Elle est allée en Espagne bénéficier d'une procréation médicalement assistée, alors impossible en France. Greg, l'ami de toujours, a accepté de devenir le " père intime " d'Eve. Dans à peine deux semaines, aura lieu la fête en blanc organisée pour célébrer la naissance de leur famille atypique, au grand dam de la matriarche aigrie et vénéneuse qui trône au-dessus de ces femmes. A l'approche des réjouissances, chacune d'elles est conduite à interroger son existence et la place que son corps y tient. Toutes, soeurs, nièces, amies de Stéphanie, témoignent de leur quotidien, à commencer par Eve elle-même, à qui l'autrice prête des pensées d'une facétieuse ironie face à l'attendrissement général dont elle est l'objet. Comme dans la vie, combats féministes, tourments intimes et préparatifs de la fête s'entremêlent. Camille Froidevaux-Metterie dépeint avec une grande finesse cette constellation féminine, tout en construisant un roman dont les rebondissements bouleversent : rien ne se passera comme l'imaginent encore Stéphanie et Jamila, la nounou d'Eve, s'activant la veille du festin tant attendu. Tour à tour mordante et tendre, l'écriture, dans sa fluidité et ses nuances, révèle un véritable tempérament d'écrivaine.

Prochainement

En mars 2025

Guerre en Ukraine : les voix des femmes

Bibliothèque Benoîte Groult : jeudi 6 mars

Les Ukrainiennnes vivent depuis trois ans une guerre de haute intensité s'imprimant durablement dans le paysage et dans les corps. Femmes soldates, militantes, soignantes, aidantes, sur le front, déplacées  ou en exil, le profil de ces femmes est multiple. Cette rencontre s'appuie sur les reportages de la grand reporter Margaux Benn, prix Albert-Londres 2022 et les témoignages recueillis par Inna Shevchenko, écrivaine franco-ukrainienne, publiés dans son livre "Une lettre de l'Est". 

Réservation recommandée auprès de la bibliothèque.

 Maylis de Kerangal

Bibliothèque Benoîte Groult : mercredi 19 mars

Rencontre et échange autour de son dernier livre "Jour de ressac". Nous parlerons d'écriture, de villes et de l'écriture des lieux.

Réservation recommandée auprès de la bibliothèque.

 

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