"Le bon Denis" Marie NDiaye - éd Mercure de France

La collection "Traits et portraits" est destinée à accueillir les textes personnels et intimistes. Marie NDiaye aborde de biais, par quatre textes qui pourraient se lirent indépendamment, son histoire familiale. Née de mère française et de père sénégalais, elle n'a aucun souvenir de ce dernier, parti quand elle avait deux ans. Du récit officiel aux hypothèses sur la vérité de ce départ vécu comme un abandon, elle tisse quatre récits, quatre portraits. Le premier est un long face à face douloureux de la narratrice avec sa mère dont elle espère encore recueillir quelques inormations sur les raisons de l'absence paternelle. Mais têtue, murée dans le silence et atteint de démence sénile, la mère ne compte pas abdiquée devant sa fille et préfère évoquer le bon Denis, figure paternelle de substitution. On comprend que s'éloigne avec cette ultime confrontation la possibilité pour la narratrice d'une vérité. Marie NDiaye choisit alors de raconter l'enfance de ces deux parents, enfances en partie imaginées et reconstituées faute de témoignages mais qui redonne dignité et vie à ce couple dont elle est la fille. Une manière de déconstruire la mythologie familiale et de constater que comme elle son père a été confronté au racisme familial qui peut-être provoqua son départ. Mais avant que l'autrice ne se penche directement sur sa propore histoire, ces douleurs n'avaient pas de noms. La dernière partie, le voyage vers le père, voyage imaginaire, voyage rêvé et tellement paradoxalement envisageable sera la dernière pirouette pour tenter de mettre un point final à cette recherche. Un récit intense et bouleversant qui dit la quête d'une vérité qui ne lui sera jamais acquise. Quel vertige. Quelle réussite.

"Mon vrai nom est Elisabeth" Adèle Yon - éd Le Sous-sol

Au sein d'une famille bourgeoise catholique "Où rien n'est jamais formalisé", on parle peu de Betsy, réduite à "une non personne" ou "un non sujet". Que s'est-il réellement passé pour que Elisabeth dite Betsy, arrière grand-mère de l'autrice soit la grande absente de l'histoire familiale. Internée à 25 ans sous contrainte pendant quinze ans , diagnostiquée schizophrène et pourtant mère de six enfants, cette femme hante toutes les femmes de la famille qui redoutent être porteuses de cette maladie mal définie qui a brisé leur aïeule. Arrivée à l'âge fatidique de 25 ans, Adèle Yon se lance dans l'enquête, avec une courageuse obstination elle interroge sa famille, croise les témoignages, s'informe sur la psychatrie des années 50 en France. Un livre hybride et puissant qui mêle avec une profonde liberté de ton, l'enquête, les archives, le récit intime, le road trip et l'essai. Plus de trente ans après la mort de Betsy, son arrière petite fille lui redonne corps et vie, et crève le silence. Absolument bouleversant.

"Un été à soi" Ann Patchett - Actes sud

Eté 2020, en plein Covid, une mère et ses trois filles sont réunies à l'ombre des cerisiers de la ferme familiale au fin fond du Michigan. La mère, Lara, profite de ce temps suspendu pour leur raconter, l'été de ses 24 ans. Cet été, au cours duquel, jeune actrice prometteuse, elle s'apprête à monter sur scène pour jouer le rôle d'Emily dans la pièce "Notre petite ville" de Thornton Wilder, un classique du théâtre américain.  Elle s'apprête surtout à vivre une grande et belle histoire d'amour avec Peter Duke, future grande star hollywoodienne., à qui elle donne la réplique. Les filles veulent tout savoir et Lara leur raconte jour après jour ses souvenirs, enfin presque tous… Les discussions vont bon train et Lara redécouvre ses filles. Le passé de la mère permet alors aux filles de réfléchir à leur avenir.
L'histoire pourrait paraître légère, elle ne l'est pas. A la fois chronique familiale et roman d'apprentissage, cette belle lecture, douce et apaisante, offre plusieurs niveaux d'interprétations. Ecrit sur deux temporalités (1988 et 2020) on est emporté par l'écriture fine et intense d'Ann Patchett. Qui, au-delà de permettre une profonde réflexion sur nos propres choix et ceux de nos parents, nous amène à réfléchir sur la jeunesse d'aujourd'hui, ses émotions, ses questionnements, ses joies, ses craintes, ses désirs, et la place de la famille et de l'écoute pour y faire face.
 

« L’ardente et très secrète Miles Franklin » Alexandra Lapierre - éd Flammarion

Stella Maria Miles Franklin, née en 1879 dans le bush australien, est fille de fermiers. Elle fit des débuts fracassants dans le monde littéraire avec son premier texte d’une audace et d’une franchise saisissantes a juste 20 ans, « Ma brillante carrière ». Soutenue par les principaux auteurs australiens de l’époque, elle est cependant mise à l’écart des cercles. Elle invente alors un journalisme d’immersion qui lui fait vivre le calvaire des employées de maison. Ne pouvant se faire publier car trop subversive, elle part aux Etats-Unis où elle poursuit son engagement féministe et social. Elle fait notamment éclore à Chicago les premiers syndicats d’ouvrières avant de repartir au combat en Australie après être passée par Londres. Pour contrer ses détracteurs, elle use de nombreux pseudonymes. Par volonté testamentaire, Miles Franklin a créé le prix littéraire australien qui porte son nom. Un personnage inspirant qu’Alexandra Lapierre met en scène de manière romanesque.

«Hexa » Gabrielle Filteau-Chiba - éd Stock

En 2013 Gabrielle Filteau-Chiba a quitté Montréal, son travail, sa famille pour s’installer dans une cabane dans la région du Kamouraska au Québec. Elle a passé trois ans au coeur de la forêt dans un ancien campement de bûcheron sans eau courante, électricité ou réseau. Avec des coyotes et une chienne comme seule compagnie. De cette expérience est née la trilogie du Kamouraska « Encabanée » - «  Sauvagines » et «  Bivouac ». Ce nouveau roman nous propulse dans un futur assez proche. Les forêts ont été vidées de leur sève et de leur oxygène, la sécheresse, les incendies ont désertifié les territoires et les humains sont confinés dans des cités cernés de haut mur protégeant ainsi ses habitants de la dévastation et du chaos qui sévissent au-delà. Ces unités de vie totalitaires et ultra surveillées évoquent la « Servante écarlate » de M. Atwood. Un programme de reforestation très au nord du pays a été mis en place, une sorte de colonie pénitentiaire où atterrissent les bannis de la société. Pour certain ce territoire à replanter représente un espoir car une poche de liberté où la nature pourrait reprendre ses droits.

Sandrine et Gabriel forment un couple uni autour de leur fille Thalie âgée de 16 ans. Thalie est un pur produit de cette société dénaturée qui ne connaît qu’une vision falsifiée de l’univers qui l’entoure. Ses parents activistes repentis espèrent échapper un jour à cet enfermement. A l’occasion d’un camp d’été de reforestation dans une communauté de planteurs déjà bien établi, Thalie va découvrir cette vraie nature et le destin de cette famille prendra alors une tout autre direction. Récit jubilatoire en franco-québécois, d’une grande puissance onirique et d’un souffle puissant. Un conte qui résonne avec les troubles de notre époque.

"La faille" Blandine Rinkel - éd Fayard

"Quand j’écris le mot famille, allez savoir pourquoi, je mange le "m" - on lit "faille".

Pour survivre à une famille dysfonctionnelle et hautement toxique, Blandine Rinkel a pris des chemins de traverse.  Elle a expérimenté d’autres sortes de familles, des amitiés, des amours, des sororités, elle écrit, danse, chante et vit à fond malgré tout et malgré les failles béantes d’une enfance qui ne l’a pas épargnée.

Elle dit « c’est depuis cette fêlure que j’écris ce livre. D’aussi loin que je me souvienne, sortir de chez moi allait avec un immense soulagement… l’extérieur était une promesse ». Blandine Rinkel s’intéressent à toutes celles et ceux qui doivent couper pour rester vivant-e-s. En partant de sa propre expérience, d'enfant et d'adulte blessés, elle raconte comment la littérature, le cinéma, la musique ont été des sources de connaissance et de compréhension de sa propre histoire et l'on aidée à vivre : Fritz Zorn, Edouard Louis, Laure Murat, Lionel Shriver, Nastassja Martin, Annette Winterson, Richard Yates, Sam Mendes, Chloé Zao... Un livre très personnel, écrit comme un journal émaillé des références qui ont compté et permis à l’autrice d’avancer dans le brouillard de sa vie et de ses émotions. Un livre exceptionnel.

 

"Le chant du prophète" Paul Lynch - éd Grasset

En 5 romans Paul Lynch, écrivain irlandais, s’est imposé comme une grande voix de l’expression du désarroi humain face à un monde qui se défait. « Le chant du prophète » Booker Price 2023 raconte une Irlande qui sombre dans le fascisme.

L’auteur peint de manière très précise la manière dont cette mécanique implacable se met en place, il décrit au quotidien ses répercussions sur une famille dublinoise de la classe moyenne. Eilish Stack mère de quatre enfants prend conscience que le monde bascule quand son mari, enseignant syndicaliste, disparaît lors d’une manifestation. Comment agir quand l’action de l’état glisse dans l’autoritarisme et l’arbitraire ? Se battre ou partir ? Une fable saisissante qui fait sciemment écho aux tragédies du monde actuel. Récit conçu comme une odyssée et construite en 9 chapitres comme les 9 cercles de l’enfer de Dante. L’ombre, symbole de la perte de la lumière comme de la menace qui plane, envahit le récit. Elle devient la métaphore de l’aveuglement pour qui n’a pas su voir venir à temps le danger du totalitariste.

Ce n’est pas une dystopie car Paul Lynch affirme parler ici de notre présent.

"Le livre de Joan" Paul Thurin - éd Stock

ce livre s’inspire de l’histoire vraie d’une nonne Anglaise, Joan de Leeds, qui simula sa mort pour s’évader du couvent en 1318. « On ne quitte pas l’abbaye. Le seul moyen de la quitter, pour une moniale, est de mourir. Il faut rendre l’âme exhaler son dernier soupir puis restituer son corps à la terre » .

Joan Leeds fait le pari fou de s’évader de l’abbaye bénédictine où elles est cloîtrée depuis l’enfance. Puisque seule la mort peut défaire une moniale de son serment, elle simulera la sienne pour déjouer la vigilance de ses supérieures.

L’auteur semble avoir collé au plus près des informations historiques dont on dispose aujourd’hui pour recréer de toute pièce ce personnage féminin qui devient l’héroïne de ce roman qui paraît alors si réelle et si moderne. Une épopée passionnante et un personnage riche et attachant.

«Safari » Sabri Louatah - éd Flammarion

Le père du narrateur a disparu sans laisser de trace il y a 20 ans, le laissant dans une sorte de flou et de chagrin sans fond. Le narrateur est père d’un petit garçon Ellioth qui a 4 ans, il vit aux Etats unis et est écrivain à succès et pour l’heure il a posé sa plume et s’occupe à plein temps de son fils. Cette relation fusionnelle passionnée parfois l’inquiète car elle nourrit toute sorte d’angoisses qu’il craint transmettre à son son enfant. Lors d’une visite dans une serre tropicale, il a un malaise sans doute lié à la peur irrépressible de voir son fils disparaître comme son père a disparu. Il sort de son malaise en entendant la voix d’un jeune homme qui se penche sur lui et qui a absolument la même voix que son père. Le narrateur n’aura de cesse d’approcher ce jeune homme pour réentendre cette voix perdue, et peut-être imaginer que cet être est porteur d’un message, que les vies se croisent, s’incarnent et qu'il est toujours possible de retrouver qu’elle qu’en soit la forme des personnes disparues.

Récit particulièrement poignant qui parle d’un amour si profond qu’il en est presque insupportable, le récit devient parfois fantastique quand l’auteur décide de s’aventurer dans le domaine des signes et des apparitions mais il est aussi très drôle car bien évidemment il ne faut pas prendre tout cela au sérieux même si on peut toujours espérer la réapparition de l’être perdu.

"Le perdant magnifique" Florence Seyvos - éd de L'Olivier

Nous sommes au Havre dans les années 80, Anna la narratrice y vit avec sa sœur aînée Irène et sa mère Maud. Leur beau-père Jacques y débarque de temps en temps mais sa vie professionnelle se déroule à Abidjan en côte d’Ivoire où il possède une entreprise de location de machines et véhicules de travaux. C’est un homme malade et il n’est pas fait mystère de sa fin tragique au début du récit. Anna regarde cet homme fantasque, solaire, imprévisible, très aimant et parfois très inquiétant qui a colonisé leur vie. Quand il débarque au Havre pour Noël Jacques achète chez un antiquaire toute une série de meubles dont un appelé « Bonheur du jour » et un piano à queue alors que personne ne fait de la musique au sein de cette famille. Le chèque est en bois et la mère des filles tentera de rendre le mobilier sans succès. On comprend dès les premières pages que Jacques est une sorte de flambeur sympathique qui danse sur un volcan et entraîne toute la maisonnée dans sa folie des grandeurs. Il promet la reprise de ses affaires en côte d’Ivoire mais part sans laisser de nouvelles ou au contraire parce qu’il veut faire famille et qu’il aime profondément sa nouvelle famille, il réaménage complètement sa maison à Abidjan dans l’espoir de l’installation de sa femme et de ses belle-filles. Homme de la démesure, perdant attachant, Anna la narratrice tente de raconter sa vie avec Jacques sans jamais le juger, aimantée par ce personnage hors norme dont elle se méfie mais qu’elle ne peut abandonner. Et on le devine, elle restera marquée à vie par le passage dans la sienne de ce personnage de perdant magnifique.

"Patronyme" Vanessa Springora - éd Grasset

Vanessa Springora écrivait dans les premières pages de son livre « Le consentement » : « les pères sont pour les filles des remparts, le mien n’est que courant d’air ». 

Patrick Sprigora est mort quelques jours après la sortie du livre de sa fille « Le consentement », il est mort dans une solitude extrême, sa fille n’avait plus de contact avec lui depuis 10 ans. Il vivait dans l’appartement de ses parents décédés, dans un dénuement effroyable. Vanessa Springora garde de lui le souvenir d’un homme mythomane, misanthrope, fuyant et d’une extrême toxicité.

C’est en vidant l’appartement où est mort son père que Vanessa Springora tombe sur deux photos de son grand-père paternel Joseph. Il a été pour elle enfant un père de substitution. Il porte sur ces deux photos, qui semblaient pieusement conservés à l’abri des regard, des insignes nazis. Cette découverte est véritablement un séisme pour l’autrice qui connaissait une version toute différente de l’histoire de ce grand-père, né dans les Sudètes en Moravie (Tchéchoslovaquie) et qui selon la légende familiale avait fuit son pays pour échapper à l’enrôlement militaire. Vanessa Springora va traquer sans relâche, avec le peu d’informations dont elle dispose au début de l’enquête, cet homme de la fin de 1930 à son arrivée en France en 1944. A t’il été un rouage dans la machine de mort des allemands ? A t’il été la victime d’une époque ?Josef Springer deviendra Joseph Springora en arrivant en France, ses descendants seront voués à porter un nom qui n’est pas le leur. Ce livre est une enquête passionnante sur l’histoire d’une famille. Elle permet de comprendre un peu mieux la complexité de ces territoires qui passent d’une gouvernance à une autre, d’une langue à une autre, toujours spoliés par les stratégies guerrières et géopolitiques des empires. 

« Patronyme », le nom qui nous définit et nous identifie. Qui est-on quand il n’est pas le bon et s’avère faux ? Quel rapport à la réalité entretenir dans ces conditions ? Ce grand flou, cette usurpation d’identité, ce mensonge initial sur l’histoire racontée en préfigurera d’autres qui se prolongeront et plongeront le père et ensuite la fille dans des tourments abyssaux.

 

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