Lorrie Moore, n'est plus une inconnue pour nous, ses nouvelles sont traduites et très appréciées en France depuis plusieurs années. Remarquée par Alison Lurie dans un atelier d'écriture dans les années 80, elle met principalement en scène des sujets tels que : les attachements hasardeux, les couples en déroute, les générations en lutte, les conventions asphyxiantes... Ces 8 nouvelles se lisent le sourire en coin mais la charge est féroce et Lorrie Moore se montre sans pitié pour ses personnages. On se sent aspiré par chaque histoire qui diffuse un concentré de tension palpable. Lorrie Moore ausculte les méandres du sentiment amoureux avec la drôlerie et le sens du détail qui la distinguent.
Une découverte posthume majeure. Quarante trois nouvelles, inédites en France, dont l'une d'entre elles donne le titre au recueil : "Manuel à l'usage des femmes de ménage". Ecrivain du réel, Lucia Berlin puise dans sa vie la matière qui compose ses nouvelles, dont la plupart furent éditées de son vivant. Elle grandit dans les cités minières de l'Idaho et du Montana, vit à El Paso, Santiago du Chili, Acapulco, fréquente les milieux artistiques new yorkais dans les années 60, se marie plusieurs fois et élève seule ses quatre enfants. Elle enseigne dans le secondaire, travaille comme standardiste ou auxiliaire médicale. .Si les personnages changent de nom au fil des séquences, il s'agit essentiellent de personnages issus du vécu. Lucia Berlin raconte avec un naturel déroutant des histoires souvent sinistres auxquelles elle sait ajouter une dose d'imprévu, de fantaisie, d'humour et de farfelu. Une écriture sensible inspirée par une double culture, américaine et latino-américaine, un univers hors norme et d'une originalité extrême.
C'est un roman sur le mensonge et l'innocence. Un criminel de guerre, en fuite en Irlande, séduit tout un village en se faisant passer pour un médecin guérisseur, il noue une liaison avec une jeune femme qui tombe éperdument amoureuse de lui, avant que son passé ne le rattrape et le conduise devant les tribunaux à La Haye. E. O'Brien ne s'empare jamais de la grande histoire dans ses romans et ce choix précisément peut surprendre. Cependant, ce n'est pas vraiment la mystification de Karadzic (qui se fit passer lui-aussi pour un médécin) qui intéresse l'auteur, ce récit raconte la tragédie d'une femme trompée, dépassée par sa honte et sa culpabilité qui quitte son pays et se retrouve seule, sans un sou, parmi les sans papiers à Londres. Cette descente aux enfers, narrée de façon poignante et obsédante, est vécue comme une sorte de rédemption. Le titre évoque les milliers de sièges rouge installées le 6 avril 2012 pour commémorer les 20 ans du sièges de Sarajevo.
« Le Cercle » est une société leader dans le domaine des nouvelles technologies. Les employés sont absolument dévoués à sa cause et saluent avec enthousiasme toutes ses innovations. Mae, jeune femme de 24 ans, incarne l’employée modèle qui commence sa carrière au « service satisfaction clients » et achève sa fulgurante ascension professionnelle auprès des trois fondateurs. Elle commettra quelques erreurs durant son parcours mais elle sera très vite réintégrée après des « séances d’autocritiques non violentes ». Dave Eggers décrit avec détails les mécanismes de séduction et d’aliénation de ce modèle de sociétés que nous connaissons et dont les préceptes ont déjà envahi nos esprits et modifié nos jugements : transparence, accessibilité permanente, surinformation… Toute la force de ce récit, magistralement mené, relève du fait que D. Eggers ne nous alerte pas sur notre futur, il décrit notre présent et ce que nous sommes en train de consentir.
Que reste-t'il de la fille de 1958, celle que fut Annie Ernaux, agée de 18 ans, et qui s'appelait encore Annie Duchesne ? Les souvenirs qu'elle égrène méthodiquement semblent parfaitement intacts. L'auteur convoque les acteurs de l'époque, récréé les décors, relate les échanges et déclare cependant, que cet fin d'été 58 avait été oubliée, étouffée par le silence et enfouie dans sa mémoire. Un gouffre, une espèce de plaie mal refermée mais ignorée. Annie Ernaux convoque la fille de 1958 comme un autre elle-même, qui pourrait aussi ne pas être elle, tant elle a besoin de prendre de la distance pour mieux la cerner, la rencontrer et la connaître. C'est un récit construit sur le « elle » et le « je » qui permet au lecteur d'observer la vie en marche et de se projeter dans ce que ressent l'auteur, elle-même sujet du livre. Cette jeune fille gauche, exaltée, perdue, qui se retrouve loin de chez elle, en septembre 1958, libre de vivre hors du regard de ses proches et de se jeter à corps perdu dans la première expérience sexuelle de sa vie, n'a pas quitté la femme mûre qui écrit en 2016. Cette fille semble l'avoir obsédée toute sa vie, en apparaissant au détour de ses livres. L'auteur enquête, serre de très près son personnage, lui interdit toute fuite, lui demande des comptes et l'interroge sur ce qu'elle a vraiment vécu il y a 60 ans. Cet acharnement méticuleux cherche à toucher au plus près du vécu, sans omettre aucun état : le débordement, le ridicule, l'hystérie, le rêve amoureux, le dégoût de soi-même... et la honte dévastatrice d'être rejetée et humiliée par la collectivité dont elle souhaitait faire partie. Il s'agit de ne rien oublier, ne pas se laisser détourner par les images, de tester ces allers-retours entre passé et présent pour mesurer la portée de l'événement. Récit magistral et exigeant qui dissèque sans concession une expérience délicate.
Dans ce premier roman largement autobiographique, Lily, une petite femme à la voix fluette, éprise d’espace et de liberté, quitte la France pour partager la vie des pêcheurs de morue et de flétans dans les eaux glaciales au large de l’Alaska. Elle se bat quotidiennement pour se faire admettre par ces hommes au parcours chaotique et douloureux qui n’empêche pas la tendresse. Des phrases courtes, souvent poétiques, nous permettent d’être dans l’histoire. Avec Lily, on vit la tempête, le froid, l’humidité, les nuits sans sommeil et les étapes dangereuses et rudes de la pêche. On vit aussi l’inactivité au port, en attente d’un nouvel embarquement, la recherche d’un hébergement précaire et les moments partagés dans les bars avec les autres marins. Aucun pathos dans ce récit de l’extrême, mais de la tendresse et beaucoup de poésie. Un livre magnifique.SF/Club de lecture
La première partie du roman se passe pendant la seconde guerre mondiale dans un camp de travail japonais situé en pleine jungle birmane où les prisonniers sont affectés à la construction d’une ligne de chemin de fer. Cela rappelle le célèbre film de David Lean « Le pont de la rivière Kwai ». Les horreurs décrites dans le livre nous éloignent pourtant considérablement de l’atmosphère joyeusement virile du film qui glorifie l’esprit de résistance et l’héroïsme américains. Ici, les hommes sont sous alimentés, harassés par des cadences infernales, infestés de maladies souvent mortelles, roués de coups par leurs gardes et ils meurent par centaines. Certaines scènes sont d’ailleurs insoutenables, l’auteur n’épargnant au lecteur aucun détail. Porté par une écriture d’une grande puissance poétique, ce livre montre l’absurdité de la guerre et l’étendue des ravages produits sur ceux qui la font. Les grands thèmes liés à la condition humaine y sont évoqués : la vie, la mort, l’amour, les honneurs. Centré sur Dorrigo Evans, le personnage principal, médecin officier devenu héros national au retour de sa captivité, il s’intéresse également aux individus de son entourage, analysant finement leur comportement. PS
C'est un premier roman et c'est absolument bouleversant. Un livre qui ne ressemble à aucun autre. Il se lit dans un souffle, en une nuit, dans l'émotion, le sourire et le désarroi car ce livre sonne juste et résonne fort à l'intérieur du lecteur. Une New-Yorkaise de 28 ans, plaque tout, mari, travail... pour partir en Nouvelle-Zélande. Un coup de tête, une forte dépression, une profonde interrogation sur sa vie... Plus que tout cela, ce voyage est un vertigineux périple intérieur qui prend la forme d'un renoncement au monde. Ce livre parle de la perte de soi et du divorce d'avec soi-même. Ce sujet a rarement été traité avec une telle intelligence, une telle profondeur. Car il s'agit de plonger, toujours plus loin, avec Elyria, dans cette perte, cette indifférence à soi-même, qui s'apparente à un suicide social mais qui est plus que cela, un abandon. Elle parle de son ennemi intérieur, celui qui revient quand elle n'arrive plus à faire le tri dans les choix, les décisions à prendre, les avis à donner pour se comporter comme « un adulte responsable », elle le nomme « Le Yack ». Catherine Lacey parvient à exprimer l'intime, l'âme et le corps, en soulevant toutes les interrogations possibles, dans un refus têtu de ne plier devant aucune concession. L'extrême originalité de ce récit tient beaucoup à sa forme où se mêlent à la fois, un puissant décalage, une audace surprenante à parler sans retenue de ce que généralement on préfère taire et la capacité à recourir souvent à une forme d'auto-dérision.
Voici une saga romanesque fortement envoûtante. L'auteur, l'énigmatique Elena Ferrante, nous introduit dans un quartier populaire de Naples, dans les années 60, où grandissent deux amies inséparables, Lila et Elena. Après « L'amie prodigieuse » qui parlait de l'enfance des deux héroïnes (désormais paru en Folio), « Le nouveau nom » prolonge la vie de ces deux adolescentes. Elles ont chacune leur méthode pour échapper à la soumission patriarcale et à la pauvreté de leur quartier. La brillante Lila abandonne l'école pour épouser un homme riche, Elena poursuit ses études et rompt avec le passé en quittant la ville de Naples. Elena Ferrante décrit un monde où les femmes n'ont pas le choix : ressembler à leur mère et s'épuiser entre usine et cuisine, en subissant la violence des hommes, ou s'échapper tout en en nourissant un fort sentiment de culpabilité et un complexe de classe indélébiles. Leurs chemins se croiseront, elles s'éloigneront mais le lien indéfectible, construit depuis leur enfance, maintiendra cette passion et cette admiration qu'elles éprouvent l'une pour l'autre. La ville de Naples est un acteur majeur de cette fesque sociale construite avec sensibilité et intelligence. Elena Ferrante décrit sans retenue les tourments de ces deux jeunes femmes, les affections et les jalousies, le besoin constant d'échapper au quotidien dans une ville dangereuse. Deux autres volumes attendent dans les cartons secrets d'Elena Ferrante, la vie de Lila et Elena continue et nous les retrouverons avec bonheur dans quelques années. Pour l'instant, goûtons le plaisir d'être avec elles.
C'est un premier roman qui fait preuve d'une très grande maîtrise. Nous sommes en 1920 et Londres s'apprête à accueillir la dépouille du soldat inconnu pour une grande cérémonie du souvenir, deux ans après l'armistice. Le Royaume Uni compte encore ses morts et cette commémoration devrait permettre à la nation de se rassembler dans un deuil partagé. Durant ces cinq jours, Anna Hope raconte le destin de trois femmes : Ada, Hettie et Evelyn qui, comme le reste de la population, assistent à cet hommage. On suit avec un intérêt grandissant le cheminement des trois femmes. Ada dont le fils est mort en 1917 mais qui attend toujours une explication claire des circonstances de son décès. Le désarroi d'Hettie, jeune fille de dix-neuf ans qui aspire à plus de légèreté et qui aimerait bien se tourner vers l'avenir. Mais Hettie est sans cesse renvoyée à la guerre et à ses traumatismes, car son propre frère qui en est revenu, est incapable de reprendre une vie normale. Le fiancé d' Evelyn est mort sur le front et elle ne s'autorise plus à vivre. Anna Hope rend un très bel hommage à toutes ces femmes dans la guerre qui ont contribué à la renaissance d'un pays privé de ses hommes et qui doivent ré-apprendre à vivre sans eux. Des femmes fortes qui vont redonner un sens à leur existence.
Ce livre est une anthologie qui rassemble une trentaine d'articles, reportages, interviews, publiés dans la presse entre 1990 et 2015. Il existe une réelle continuité de ton et d'intention et le lecteur familier des romans d'Emmanuel Carrère ne sera pas surpris de retrouver, dans ces textes courts, sa singulière présence à l'écriture. Ce formidable auteur aime se confronter à des destins individuels qui le renvoient à sa propre vie et l'amènent à soulever des interrogations fondamentales. Qu'il soit journaliste ou romancier, il est toujours question pour Emmanuel Carrère de la posture morale de l'écrivain qui s'empare de la vie des autres. Portraitiste, témoin, Emmanuel Carrère ne cesse de nous étonner en construisant une œuvre riche, animée par une forte curiosité pour l'autre, la quête de la vérité, l'humour et l'auto-dérision.