Adam Vollmann est journaliste au New Yorker, il voit apparaître sur les écrans de Times Square un visage qu'il reconnaît immédiatement, un ami d'enfance Ethan Shaw. Ce dernier l'avait pris sous son aile quand le narrateur était arrivé dans la petite ville de Drysden dans le Colorado, il avait environ 14 ans. Ethan Shaw, de deux ans son aîné, était à l'époque le lycéen le plus respecté de l'école, athlète très en vue et adolescent charismatique d'une grande beauté, il savait déjouer ou mettre fin à toutes les altercations physiques ou verbales entre lycéens. Quand le narrateur découvre le visage de son ancien ami saisi par les écrans, c'est un homme de 35 ans accusé de viol et de meurtre. La démultiplication des images, les raccourcis fournis par les témoins ont fait de lui l'ennemi public de l'Amérique. Adam Vollmann décide de partir à Drysden, lieu qu'il avait fuit dès qu'il avait pu. C'est un retour douloureux sur un lieu qui n'a pas changé où les codes sont toujours les mêmes, les hommes sont rugueux, violents et il ne semble y avoir aucun doute sur la culpabilité de son ancien ami qui a pris la fuite. Ce récit se lit comme un thriller, nous sommes comme le narrateur dans l'ignorance et dans le doute. Est-ce une vaste machination et pourquoi ? Personne ne semble capable de dire qui est Ethan Shaw y compris son épouse mais tout laisse penser que cette histoire a été construite de toutes pièces. Ce livre expose de manière très pertinente la force de nuisance des images qui figent un individu dans une posture en lui refusant tout autre identité, ce sont elles qui détiennent et portent la vérité au détriment de tout travail d'enquête et de justice. Roman paranoïaque qui parle de notre époque, du traitement de l'information, du pouvoir des images au mains de tous et de l'avènement des « fakenews » qui défigurent les démocraties.
Régis Jauffret a eu un père dont il n'était pas fier. Fortement handicapé par sa surdité, il développa pendant des années un état dépressif qui l'isola encore plus du reste de la famille. Un homme appareillé, qui parlait trop fort. Anti-héros par excellence, père absent tout en étant présent et encombrant, Régis Jauffret aurait bien aimé échanger ce père contre un autre plus rutilant. C'est une souffrance forte et un sentiment de honte qui se déclinent tout au long de ces pages en convoquant des souvenirs et en créant de toute pièce des moments inventés, des micro-fictions qui lui permettent de créer un père aimable et meilleur. Discours direct, cru qui permet aussi de rire beaucoup, ce qui allège fortement le fond de l'histoire. Le récit débute quand l'auteur découvre son père à la TV dans un documentaire sur la police de Vichy. Il le voit arrêté par la Gestapo en 1943 devant l'immeuble que la famille habitait à Marseille. Cette image très ancienne et toute neuve pour Jauffret va lui permettre de fantasmer sur ce père qui aurait pu être un héros, un résistant peut-être. Il mène l'enquête dans la famille qui n'a jamais parlé de cela, il fait appel à des spécialistes pour connaître la provenance de ces images... Ainsi se forme, de manière chaotique, le tracé d'une enfance qu'il préférait oublier et resurgit une colère forte contre ce géniteur qui n'était pas le père souhaité.
John Smythe est revenu s'installer avec ses enfants, Cathy et Daniel, dans la région d'origine de leur mère, le Yorkshire rural. Ils y mènent une vie ascétique mais profondément ancrée dans la matérialité poétique de la nature. Ils vivent en marge des lois en chassant pour se nourrir et en cultivant un petit lopin de terre. Menacé d'expulsion par un des gros propriétaires terriens de la région qui essaie de le faire chanter, John organise une résistance populaire avec celles et ceux que Price a spolié au fil du temps et qui vivent sous la menace de ses milices. Dans cette société hors contrôle où tout le monde est hors la loi, la barbarie n'est pas loin. Ce récit d'une profonde humanité nous emporte, dans la première partie du récit, vers une sorte d'Eden auquel on aimerait croire, si on pouvait tenir à distance la menace qui plane et qui va s'incarner dans un déchaînement de violence insoutenable à la fin de l'histoire. Ce livre n'est pas une fable, ni une dystopie. Ce livre nous parle de notre époque, où les plus faibles sont soumis aux lois des plus forts, sans pouvoir faire appel à un pouvoir régulateur parce que celui-ci s'est désengagé, en privatisant l'espace public et en donnant un pouvoir plus fort au privé. La violence qui sévit dans certains territoires ruraux s'apparentent de plus en plus à ce que l'on observe dans les zones urbaines classées à risque. Un récit puissant, émouvant et extrêmement dérangeant.
C'est un récit bouleversant, une enquête qui remonte le temps et rompt le barrage du silence qu'il semblait si impérieux de dresser, face à ce drame familial. La soeur aînée de l'auteur, Annie a péri noyée, en novembre 1968, elle avait vingt ans, son frère quinze. La déferlente assassine semble avoir tout emporté sur son passage, une photo de la jeune fille a longtemps trôné sur la commode de la chambre des parents et ensuite grand-parents. C'est sur l'insistance de sa fille aînée que JM Laclavetine accepte de partir à la recherche de cette soeur dont il semble avoir tout oublié. Ce travail de mémoire, parfois âpre et douloureux, l'amène à renouer avec l'histoire de toute sa famille et de retrouver les liens qui en unissaient les membres. L'absence de paroles autour du souvenir d'Annie n'est pas à proprement parlé un secret de famille mais il menace de le devenir pour les générations suivantes qui ne comprennent pas ce silence autour de la jeune défunte. Le narrateur se replonge dans les compte-rendus de la presse locale au lendemain du drame, il scrute les quelques photos que les proches de la famille ont conservées mais surtout il interroge l'essence de cette toute jeune femme qui souvent se dérobe au fil de la reconstitution de sa brève existence. Il ne s'agit pas de construire un tombeau mais de la faire revivre au plus près de ce qu'elle fut, écorchée vive, fantasque, attachante et énervante à la fois, afin que se construisent enfin des souvenirs tangibles et que le deuil puisse se faire.
Pendant des mois, Jean-Paul Kauffmann a voulu pénétrer dans des églises jamais ouvertes de Venise pour mieux saisir le mystère de cette ville fascinante. A côté d'une Venise de l'évidence, se cache une ville inconnue, celle des églises jamais ouvertes, où des chefs d'oeuvre dorment dans le silence. Ce récit construit à la manière d'une enquête policière, raconte les déambulations, les embûches pour se faire ouvrir ces édifices. Les écrits de Sartre et de Lacan accompagnent le récit, comme les conseils avisés d'Hugo Pratt avec lequel JP Kauffmann visita la ville en 1983 en quête de signes cabalistiques. Conscient que tout a été dit sur la fascination et l'envoûtement que produit Venise sur ses visiteurs, l'auteur réussit cependant à renouveler de manière originale l'approche intime, sensuelle, littéraire, olfactive et sonore. Un regard d'une sublime élégance, d'une profonde érudition sur l'essence du catholicisme, de la peinture, de la pierre d'Istrie et du salpêtre qui contribuent à assurer la pérennité de la cité. Chaque page est un ravissement.
Vers l'âge de quinze, Yannick Haenel a rencontré l'objet de son désir dans un livre consacré à la peinture italienne : une femme vêtue d'un corsage blanc se dressant sur fond noir, les sourcils froncés, le visage encadré de boucles châtain clair et des seins moulés dans la transparence d'une étoffe. C'est par cette découverte que débute le récit d'apprentissage qui se métamorphose ensuite en une quête de la peinture, en plongeant dans l'oeuvre du Caravage ( 1571-1610). En racontant la vie violente et passionnée du peintre, ce livre relate une initiation à l'absolu. On entre dans le feu des nuances, on accède à la vérité du détail. Y. Haenel nous invite à une aventure des sens et de l'esprit.
A l'été 2016, E. Ruben entreprend avec un ami une traversée de l'Europe à vélo. En quarante-huit jours, ils remonteront le cours du Danube depuis le delta jusqu'aux sources, et parcourront 4000km, entre Odessa et Strasbourg. Ce livre-fleuve est né de cette odyssée à travers les steppes ukrainiennes, les vestiges de la Roumanie de Ceausescu, les nuits de bivouac sur les rives bulgares... et les frontières hongroises hérissées de barbelés. En choisissant de suivre le fleuve à contre-courant, dans le sens des migrations, c'est l'histoire complexe d'une Europe qui se referment et où affleurent les portraits poignants des hommes et des femmes croisés sur la route, c'est le tableau vivant d'une Europe contemporaine. Dans ce récit d'arpentage, E. Ruben continue sa " suite européenne" initiée avec " La ligne des glaces" et explore la géographie du vieux continent pour mieux révéler les fictions qui nous constituent.
Un roman qui entremêle plusieurs genres littéraires : le récit d'apprentissage, la fresque historique et politique, le polar et la tragédie antique. Ce grand roman s'articule autour des deux contes mythologiques « Oedipe roi » et « Sohrâb et Rostam ». Dans les années 80, le jeune Cem vit dans le quartier de Besiktas à Istanbul où son père tient une pharmacie. L'été de ses 16 ans, son père disparaît sans laisser un mot, enlèvement,séquestration ou relation adultère ? Cem se fait engager comme manœuvre, par un maître puisatier pour payer ses cours, sur un chantier à une trentaine de kms de la ville. Le jeune citadin découvre la vie d'apprenti puisatier auprès d'un maître renommé qui le prend sous sa coupe et le forme comme son propre fils. Cet été 1985 marquera à jamais la vie du jeune Cem, le regard exigeant et bienveillant de ce maître l'éveille à une autre conscience de lui même. Il croise aussi le regard de la femme aux cheveux roux qui l'aimante immédiatement et auprès de laquelle il découvrira ses premiers émois amoureux. Cet été aurait pu être le plus heureux de sa vie, si un accident sur le chantier n'était venu perturber la suite de la vie de Cem. Ce grand roman, se déploie sur une trentaine d'années en prenant le temps et en entremêlant d'innombrables sujets qui racontent à la fois la vie d'un jeune homme qui devient adulte, l'expansion démesurée d'une ville qui se modernise et d'un pouvoir oppressant qui contraint les esprits. Cem incarne l'âme de sa ville, déroule le mouvement implacable de ces décennies de changements politique et économique et rappelle qu'il existait encore dans les années 80 un théâtre politique, des femmes aux cheveux roux défaits et des puisatiers qui allaient chercher l'eau à la pioche, à plus de 25 m de profondeur. Pour oublier le resserrement des libertés individuelles, certains se sont lancés, comme Cem dans les affaires. Architecte cultivé, il profite de sa nouvelle aisance financière pour visiter les musées lors de ses voyages et s'intéresse de manière obsessionnelle aux représentations picturales d'Oedipe, essayant vainement de trouver un sens à son histoire personnelle. On peut se demander comme Cem pourquoi, malgré les progrès de nos civilisations, il nous faut encore aller interroger les mythes fondateurs pour comprendre nos actes les plus déroutants.
Un roman délicieusement retors en forme de polar. Un grand cru signé Yves Ravey, qui choisit, une fois n’est pas coutume, de sortir du cadre géographique hexagonal pour planter son intrigue sur la côte ouest américaine. La voiture de Tipi Meyer a percuté, à vive allure, la barrière de sécurité d'une route très dangereuse et s'est écrasée dans un ravin. Au petit matin, mais sous un soleil déjà bien plombant, le mari, l'amant et le père de Tipi scrutent l'épave. Tout le monde s'observe et le lecteur regarde l'inspecteur Costa naviguer de l'un à l'autre. Accident de la route ou accident criminel, personne ne sera dupe et l'inspecteur, fin limier, tenace et méticuleux, ne lâchera pas l'affaire. On retrouve dans ce nouvel opus cette mécanique infernale où le coupable pourrait être n'importe quel personnage. Un roman un brin décalé, très inspiré par le cinéma, ses décors, ses plans et sa plastique.
L'est de l'empire allemand fin XIXème siècle. Olga grandit dans une famille modeste, elle rêve de devenir enseignante. Herbert est le fils d'un riche industriel. Amis d'enfance, Olga et Herbert deviendront amants sans jamais pouvoir envisager une union. Ce récit raconte l'histoire de l'amour d'une vie. Olga sera institutrice, une réussite notable compte tenu de ses origines sociales, Herbert se lancera dans les guerres coloniales et les expéditions polaires dont il ne reviendra pas. Olga incarne la femme indépendante, résolue à construire son destin dans une société patriarcale qui ne lui donne pas beaucoup de place mais son intelligence et sa détermination lui permettent d'évoluer dans cette société fermée. Herbert incarne l'homme de l'Allemagne coloniale conquérante, l'Allemagne de Bismark, il ne tient pas en place et souhaite lier son destin à celui de son pays. L'originalité de ce récit, outre sa teneur historique, tient à sa construction. En première partie, c'est un narrateur anonyme qui s'empare du récit de la vie d'Olga jusqu'à ses 50 ans. C'est ensuite un homme qui a connu Olga quand il était enfant qui nous donne accès à ses confidences. En troisième partie, ce sont les lettres qu'Olga adressaient à Herbert et qui se retrouvent entre les mains d'un collectionneur, qui vont éclairer subtilement ce que furent pour elle l'absence et la perte de son premier et dernier amour. Un roman sur la permanence et la complexité des sentiments d'une femme qui ne cesse d'interroger la furie des hommes et l'histoire en marche.
C'est un conte qui commence comme tous les contes par « il était une fois... dans un grand bois une pauvre bûcheronne et un pauvre bûcheron. Dans ce grand bois régnaient grande faim et grand froid.... » Ce couple de bûcherons vit à proximité d'une voie ferrée où passent chaque jour des convois de wagons de marchandises. De nombreux papiers griffonnés à la hâte jonchent les abords de la voie ferrée, mais le bûcheron et la bûcheronne ne savent pas lire. La bûcheronne n'a pas eu d'enfants, elle s'en désole, mais un jour, par miracle, tombe du train un paquet : c'est un enfant enveloppé dans un châle brodé d'or, un châle de prière. Paris février 1943, un jeune couple est arrêté avec leurs deux très jeunes enfants et transférés à Drancy. Quelques semaines plus tard, ils sont embarqués dans un wagon plombé, le lait de la mère se tarit, le père décide de sacrifier ou de donner une chance de survie à l'un de ses deux enfants : il enveloppe l'un de ses jumeaux dans un châle de prière et le jette hors du train. Ce conte, long de 103 pages, raconte l'histoire de la Shoa. Jean-Claude Grumberg reprend la structure narrative du conte classique qui mêle espoir et désespoir à la cruauté la plus abominable où rien d'inhumain n'est épargné. Il convoque l'horreur, le froid, la faim, la peur.... en reprenant le récit le plus simple qui soit pour redire l'abominable : le conte. Un absolu chef d'oeuvre à lire et transmettre.