Maître de l'ellipse, de la césure brutale, Djian persiste dans un style à couper au couteau. Phrases brèves, récit factuel, quelques interruptions qui laissent le lecteur en suspens et l'oblige à imaginer ce qui a pu se passer, avant de reprendre le cours du récit quelques jours plus loin, mais finalement on s'en sort et cela fonctionne. Ambiance polar américain, truffé de machos, de bars de nuit et de covergirls. Tableau parfait avec flics peu regardants, règlements de compte vite expédiés. La beauté de ce court roman émerge au fil des pages et tient à la rencontre imprévue d'une sœur et d'un frère, après le décès de leurs parents. Activistes libertaires, plus concernés par leurs luttes que par leur famille, ils avaient laissé partir sans la retenir leur fille aînée. Elle revient dans la maison de son enfance s'occuper de son jeune frère qui souffre de troubles psychiques. Alors que ce dernier devait être un fardeau pour elle, après quelques ajustements, il va se révéler être une source d'émerveillement et lui permettre un ancrage qu'elle n'avait pas connu. Cette rencontre progressive, narrée avec délicatesse et humour laisse une émotion grandissante s'emparer du récit. Le lecteur pourrait espérer respirer, quitter la tension permanente produite par la violence sous-jacente des personnages qui les entourent, le répit sera bref, l'impitoyable noirceur de Djian reprendra le dessus.
Silvia Avallone poursuit sa grande fresque sur l'Italie des années Berlusconi. Bologne et sa périphérie forment le décor de ce troisième roman. Adèle vient d'avoir dix-huit ans, elle vit dans la cité des Lombriconi, elle part accoucher seule, le père de son enfant est un petit voyou de la cité. Ce qu'elle sait des adultes qui l'entourent ne l'engage pas à imaginer un avenir radieux pour l'enfant à naître. Et elle n'arrive pas à décider si elle doit ou non le garder ou accoucher sous x. Autour d'Adèle gravitent d'autres personnages, des jeunes qui quels que soient les chemins empruntés, tentent de s'arracher à des parents abîmés par la vie. Silvia Avallone explore cet état si particulier, mêlé de peur et d'émerveillement qu'est la maternité mais revient toujours sur la ligne de démarcation sociale. Les violences faites aux femmes, la férocité de certaines « ce magma de sentiments viscéraux qui nous animent et nous échappent », les épouses humiliées, les compétitions entre femmes et un rapport aux hommes profondément marqué par l'acceptation de la domination. Elle interroge les lieux où l'on grandit, le déterminisme social, l'accès à la culture comme moyen d'émancipation. Les héroïnes de Silvia Avallone n'acceptent pas leur passé sur lequel ont pesées les fautes des autres, elles sont en guerre, elles ont la force de se mesurer à ce qui fait mal. Silvia Avallone est une des grandes voix du néo-réalisme italien actuel.
Auteur né en 1959, à la tête d'une dizaines de romans . Cet écrivain danois est le plus envoûtant de sa génération. Ses sujets : l'intime, le couple, l'amour, l'éloignement. La solitude. La solitude existentielle. Le premier chapitre s'ouvre sur une scène au cimetière qui introduit ses personnages. Ellinor, âgée de 70 ans vient de refermer la tombe de son mari Georg. Elle s'adresse à la défunte de la tombe d'à côté qui est Anna, la première femme de Georg et qui fut une grande amie de la narratrice. Anna est morte à 30 ans dans les années 70 dans un accident de montagne, elle fut emportée par une avalanche avec Henning le mari de Ellinor. On comprend en quelques mots que Ellinor a remplacé Anna auprès de Georg, qu'elle a élevé leurs deux enfants, deux jumeaux âgés de 7 ans lors de la mort accidentelle de leur mère. Grondahl fait parler son héroïne comme les idées lui viennent, elle tente de s'expliquer ce qu'elle ne comprend pas, elle est la dernière survivante du quatuor, elle va pouvoir dire ce qu'elle n'a jamais pu dire, formuler des pensées qu'elle ne s'est jamais autorisée.
Lire la suite : "Quelle n'est pas ma joie" Jens Christian Grondahl - éd Gallimard
L'expression « faire mouche », choisie comme titre à ce court récit, prend ici un tout autre sens que celui de « viser juste ». Les personnages de Vincent Almendros sont cadenassés par une histoire familiale qui réduit ses membres au silence. Comme les mouches engluées dans du papier adhésif, ils se regardent gesticuler dans leur inutile combat. Laurent retourne à Saint-Fourneau, le village de son enfance, pour le mariage d'une cousine. Il demande à une amie, Claire, de se faire passer pour Constance, sa compagne. On imagine que le couple bat de l'aile et que Laurent ne souhaite pas en parler. Mais pourquoi a-t'il élaboré un scenario aussi risqué ? Pourquoi mentir à cette famille, mère, oncle, cousine dont il ne semble pas se préoccuper le reste du temps ? C'est justement là le nœud de cette comédie diabolique car Laurent comme les autres ne sait que mentir. Comme si les efforts déployés à bâtir sur du faux étaient finalement plus rassurants. Comme les mouches qui ne peuvent plus s'extraire de la mélasse ou elles sont engluées, la famille en décomposition continue à se mentir sans raison apparente. Chacun semble le gardien de son propre temple, gouffre des exactions, des hontes, des chagrins et des mauvais souvenirs. Le lecteur, à son tour, se sent pris au piège, témoin passif devant une succession d'images figées et mortifères. Il attend le dérapage et retient son souffle jusqu'aux dernières pages. Un roman intense et ambiguë, extrêmement habile qui se lit en apnée.
Trappes : 60 ans d'histoire de France. Soixante ans de la vie d 'une banlieue qui concentre les fractures de notre pays et donne des clés pour mieux les comprendre. Construit comme un roman choral dont on suit les personnages de bout en bout, cette enquête se lit comme on regarderait une série télévisée avec une myriade de stars : Jamel Debouze, Omar Sy, Nicolas Anelka, Sophia Aram ou le rappeur La Fouine. Il ne manque pas d'études pour évoquer la vie concentrationnaire de cette banlieue ghetto, sa naissance dans les années 50, l'intégration des deuxième et troisième générations d'habitants, la construction des barres HLM, le début du chômage, le trafic de hash puis de l'héroïne, le départ des classes moyennes, l'arrivée des grands frères religieux et la dérive islamiste puis djiadiste. Trappes concentre tout cela, A. Chemin et R. Bacqué ont réussi à rassembler tous ces faits en une fresque digne d'une saga psychosociologique.
Pour certains hommes, la vie est une succession de combats. Thomas McNutly a quitté l'Irlande, où la Grande Famine a décimé sa famille. Il traverse l'Atlantique, il est âgé de 12 ans et doit se débrouiller pour survivre. Sa rencontre avec John Cole, tout juste plus âgé que lui, sera déterminante. Tour à tour, ils seront danseurs de saloons, chasseurs de bisons et d'indiens dans les grandes plaines de l'ouest, soldats du côté de l'Union en pleine guerre de sécession. Ce récit plein de cris, de fureur et de violence parle des corps, livrés à la faim, au froid ou à la terreur et de ces moments de grâce qui donnent parfois l'impression que le jour sera sans fin : l'éclat d'un rire, un paysage, le rythme d'un galop... et l'amour indéfectible que se porte ces deux hommes. Récit d'une âpre beauté qui interroge sur ce paradis américain obtenu au prix des massacres . Thomas et John sont des héros ordinaires qui n'élèveront pas la voix, ils serrent les dents, exécutent les ordres et tentent de préserver, dans ce marasme, leur part d'humanité. Une écriture épurée, un récit à la première personne dans lequel Thomas décrit la société américaine de 1850 dans sa quotidienneté, il s'agit pour lui de trouver un toit, rester debout, éviter les coups et tenter de comprendre ce monde. Un récit puissant.
Mort en 1990, à 58 ans, Gilbert Schneck a laissé derrière lui une fille qui a longtemps cru que son père reviendrait, que jamais personne ne pourrait l’aimer autant que lui. Cette jeune femme est devenue écrivain, désobéissant à l’injonction paternelle de ne pas parler de ce qui fâche. 25 ans après son décès, Colombe veut comprendre qui était cet homme. Les guerres de ce père, ce sont celles qu’il a connues dès l’enfance, il fut un enfant juif, caché en Dordogne, il fut jeune médecin en Algérie, témoin de tortures et de viols commis dans les rangs de l'armée française. Gilbert est encore adolescent quand son père Max Schneck est assassiné, un crime crapuleux qui fait la une des quotidiens à scandale, et jette l'opprobe sur la famille (c'est aussi le sujet d'un précédent livre de l'auteur en 2006 « L'increvable Mr Schneck »). Toute sa vie fut une perpétuelle tension pour que le passé ne refasse pas surface, il offrait à son entourage, un sourire radieux, il voulait que ses enfants se construisent de beaux souvenirs.
Lire la suite : "Les guerres de mon père" Colombe Schneck - éd Stock
Amoureux de Paris et du cinéma des années 60, ce livre est pour vous.
A 19 ans, le narrateur croise Truffaut, rue Caulaincourt, sur le tournage de « Baisers volés », il se mêle à la troupe des figurants et rencontre Judith. Il découvre avec elle ce métier et ceux qui le pratiquent occasionnellement ou assidûment. 45 ans après, le narrateur retourne à la cinémathèque assister à un hommage rendu à Truffaut. Il se replonge dans les images du film, tente d'identifier les silhouettes et se lance dans une enquête qui se recentre sur Judith, disparue soudainement et sur ceux qu'il avait rencontrés à l'époque. C'est à la fois une enquête sur la géographie des lieux, Paris 18ème, le cimetière Montmartre....le souvenir que l'on a conservé et ce qu'il est advenu des années après. C'est une traque obstinée à travers les images, les rushs et les fameux « photogrammes » qu'il scrute, relit, dissèque, et qui lui permettent de reconstituer les scènes du film et ce qu'il imagine avoir vécu.
Comment aimer, s'abandonner, désirer, quand on a été déporté à quinze ans ? Comment regarder son corps quand il a été mis à nu sous l'autorité d'un capo ? Comment se construire au retour des camps ? Marceline Loridan-Ivens est une personnalité hors du commun, débordante de vie, d'énergie, elle fut pour les hommes qui la croisèrent une étoile filante, indomptable. Mais qu'en est-il réellement au delà des apparences ? Marceline Loridan-Ivens juxtapose le passé et le présent, elle invite d'anciens compagnons de vie à se joindre à son récit afin que ne figure pas seulement sa version de ce qui fut. « Je suis une fille de Birkenau et vous ne m'aurez pas ». Elle n'a pas échappé à la mort pour vivre à demi. Le temps perdu, elle veut en saisir chaque seconde, étudier, lire, se jeter dans les bras des hommes, les aimer, les laisser quand ils deviennent trop pesants. Elle n'est pas revenu pour que l'on décide pour elle. Cette liberté retrouvée, elle veut en jouir pleinement et sans conditions.
Lire la suite : "L'amour après" Marceline Loridan-Ivens - éd Grasset
Les loyautés, ce sont : « Ces liens invisibles qui nous attachent aux autres ... ». « Ce sont les lois de l'enfance qui sommeillent à l'intérieur de nos corps ». C'est un bien commun que nous partageons tous. Ces quelques lignes figurent en préambule avant le début de l'histoire. Théo et Mathis se sont rencontrés au collège, ils ont uni leur solitude et forment un duo impénétrable. Rien ne semble échapper à la vigilance de Théo qui a appris à cacher la réalité de son quotidien familial, parents séparés et père à la dérive. Il n'a que 12 ans et consomme en cachette de fortes doses d'alcools, il teste ses limites, découvre l'ivresse et des états qui le soulagent de ses angoisses. C'est un adolescent en fuite, au bord de l'abîme et qui appelle au secours. Hélène, professeur de SVT perçoit, sans l'identifier, la détresse de Théo, elle sait sans savoir, elle possède la prescience de ceux qui ont connu des situations similaires. Delphine De Vigan décrit avec précision les mécanismes de reconnaissance qui se mettent en action quand le présent entre en résonance avec le passé : « ce quelque chose dans sa silhouette, sa façon de se tenir, de se soustraire au regard des autres... ».
Lire la suite : "Les loyautés" Delphine De Vigan - éd Lattès
Le roman commence par la phrase «A cette époque j'étais fou». Le narrateur donne le ton, il vit depuis plusieurs mois reclus dans un studio parisien, relit Mobydick et se passe en boucle «Voyage au bout de l'enfer» et « Apocalypse now». Il flirte avec des états limites qui le laissent parfois sans prise sur les événements. Auteur de plusieurs romans, il a écrit un scenario de 700 pages sur l'écrivain Herman Melville. Aucun producteur ne veut financer ce projet qui a l'ambition de nous dévoiler l'esprit du créateur de «Mobydick». Un seul cinéaste serait à ses yeux capable de réaliser ce projet, Michael Cimino. Ce dernier a disparu des radars depuis l'échec commercial de « La porte du paradis». Qu'à cela ne tienne, notre narrateur part à sa recherche et obtient une entrevue avec lui à New York. Il passera aussi une soirée chez Bofinger, avec Isabelle Huppert, qui travailla avec M. Cimino pour ce dernier film maudit. Le roman enchaîne des scènes aussi improbables que burlesques et le narrateur ne s'économise pas une seconde dans ses multiples aventures. C'est un récit fascinant qui se permet des écarts insensés sans pour autant perdre le fil d'une quête obsessionnelle: retrouver la trace de la beauté et de la pureté même dans des contextes d'extrême violence, comme ses maîtres, le narrateur se demande comment «rester disponible aux manifestations fragiles de la beauté pour se sauver de l'horreur ». Yannick Haenel nous offre un roman exceptionnel, très ambitieux et particulièrement réussi.